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In The Field

Sur les traces du saumon

Apr 20, 2023

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La Rivière Saint-François prend sa source au Lac Saint-Pierre au nord de Sherbrooke.

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Comme tout guide touristique, Serge Allard a gardé le meilleur pour la fin. Alors que nous nous rapprochions de notre dernière escale lors de notre voyage pour repérer les frayères et sites de pêche historiques sur la rivière Saint-François, il est devenu visiblement plus animé. Il était si excité qu’il avait du mal à se contenir. La grande finale, a-t-il révélé, serait un panneau municipal qui confirme sans l’ombre d’un doute que cette rivière du sud du Québec abritait jadis une montaison saine de saumons de l’Atlantique. Il se souvenait d’avoir vu le panneau historique pendant sa jeunesse, et comme c’est le cas pour nombre de nos souvenirs, avec le temps, on a tendance à les embellir.

Bien sûr, je n’avais pas besoin d’un panneau pour me convaincre du potentiel salmonicole de la Saint-François. L’un de mes prédécesseurs honorés, nul autre que le rédacteur-fondateur du Journal, Percy Nobbs, a écrit dans l’article « The Restoration of the St. Francis, Quebec, as a Salmon River » (Publication no 10 de la Atlantic Salmon Association datée de novembre 1949) que « Plus je découvrais au sujet de la Saint-François, plus j’étais certain qu’elle retrouverait sa splendeur d’antan; et il s’agissait bel et bien de la meilleure au Québec, il n’y a pas si longtemps, ce qui est très révélateur. »

Ses propos prennent tout leur sens chaque fois que l’on traverse la Saint-François sur l’autoroute 20 qui relie Montréal et Québec et au-delà. Le panneau brun « Rivière à saumon » qui identifie les rivières à saumon règlementées au Québec est absent, mais il suffit d’arrêter son regard sur la rivière étincelante et les bancs de gravier rond et lisse baignés de soleil pour se rendre compte qu’ils en disent bien plus long que ne le pourrait un panneau de métal.

Percy Nobbs, architecte renommé de Montréal et membre fondateur de la FSA qui a maintenant 75 ans, a été reconnu comme l’autorité pour toute question touchant Salmo salar. Pourtant, au fil du temps, il semble avoir été de plus en plus mal dénigré par la communauté salmonicole au Québec.

Lorsque des voix ont soulevé la possibilité de réintroduire le saumon dans la Saint-François, certaines voix ont contesté l’affirmation de Percy Nobbs selon laquelle la rivière avait jadis abrité une montaison saine de saumons. Dans l’article « The River that Might Have Been » (ASJ, Automne 1986), George Gruenefeld a écrit que les gestionnaires de pêche de l’époque estimaient que le projet n’était qu’un rêve chimérique – une question de probabilités purement et simplement. » La crédibilité de Percy Nobbs a également été mise à mal. Le Dr Vianney Legendre, directeur du laboratoire de recherches du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche du Québec, a même remis en question l’article de la Publication no 10 de 1949, mettant en doute ses sources et même dénigrant le premier directeur général de la FSA en le qualifiant d’ « écrivant amateur voué au saumon ». Aïe!

Une jeune femme, Yolande Allard, historienne de Drummondville, est venue à la rescousse de la réputation de Percy Nobbs et des espoirs et des rêves de ceux qui voulaient ensemencer la rivière. Grâce à Serge Allard, j’ai eu l’occasion de la rencontrer en personne l’été dernier à un deli italien dans le quartier Saint-Henri de Montréal. Petite et jolie femme, vêtue d’une simple robe noire et d’un chapeau lilas, son entrée évoquait celle d’une célébrité. Et c’est ce qu’elle était et continue d’être pour tous les pêcheurs, biologistes et autres qui rêvaient de réintroduire le saumon dans la rivière qui traverse le centre-ville de Drummondville.

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Le Saint-François fournissait une abondance de poisson. Les saumons étaient abondants dans les parties supérieures de la rivière et à la fin de la saison des saumons, chaque famille avait un baril de poisson salé.

En 1986, elle était fraichement sortie de l’université et cherchait à faire un travail de recherche de deuxième cycle en histoire. Yvan Gosselin, en compagnie de notre guide, Serge Allard, venait tout juste de fonder la Société Saumon Saint-François (SSSF). Le groupe avait des projets ambitieux – ramener la Saint-François à ce qu’elle était, soit l’une des meilleures rivières à saumon du monde. Grâce au groupe, Yolande a été intriguée par l’histoire du bassin versant de la Saint-François.

Elle n’était peut-être pas pêcheuse, mais la Société a trouvé en elle une alliée et, en l’occurrence, le projet s’est avéré le parfait projet de recherche en histoire. Son objectif préliminaire était d’étudier une usine de munitions qui était en activité à Drummondville pendant la Première Guerre mondiale, mais son directeur de thèse a accepté sa décision de se pencher sur la Saint-François qui traversait le campus de l’Université Bishop’s.

Elle a reçu beaucoup d’encouragement de la part de la Société; les anecdotes de pêche ne manquaient certainement pas, mais en tant qu’historienne formée, Yolande Allard avait besoin de plus que le genre d’histoires sur lesquelles on accusait Percy Nobbs de s’être fié. Yolande a fouillé dans les archives du gouvernement et les collections de bibliothèques et de musées. Elle a épluché des manuels et des documents techniques, comme ceux de Percy Nobbs et de Scott et Crossman. Elle a établi des renvois entre ceux-ci et certaines publications perdues de vue depuis longtemps comme « Fishing and Shooting along the lines », une publication sans auteur du Chemin de fer Canadien Pacifique datant des années 1890.

Pour Yolande, ne pas pratiquer la pêche était plus un avantage qu’un inconvénient. Elle a été capable de rester impartiale, ce qui est essentiel pour honorer le crédo de tout historien qui est d’étudier et d’analyser des théories et des évènements parfois contradictoires pour aider à expliquer ce qui est arrivé, pourquoi et comment.

Elle a déniché des documents commerciaux relatifs à la vente de saumons à des acheteurs provenant d’endroits aussi lointains que les pays d’Europe. Elle a confirmé que lorsque les colons européens sont arrivés dans la région connue aujourd’hui sous le nom des Cantons de l’Est, la rivière Saint-François abritait une montaison saine de saumons de l’Atlantique. Et, en guise de réponse aux critiques formulées par le Dr
Legendre à l’égard du manque de sources fiables de Percy Nobbs, chaque citation dans le mémoire de maîtrise de 124 pages de Yolande est étayée de références.

Dans le livre « Tread of Pioneers, Annals of Richmond County and Vicinity » (Richmond Historical Society, 1966), Alison Harris a écrit : « La Saint-François regorgeait de poissons. Le saumon était abondant dans le cours supérieur de la rivière et à la fin de la montaison de saumons, chaque famille avait un baril rempli de poisson salé. »

Lorsqu’elle a fait part de ses constatations à la Société, on ne peut qu’imaginer le bonheur qu’elles ont suscité. Mais les bonnes nouvelles étaient accompagnées de mauvaises nouvelles. Sa recherche a révélé que vers le milieu du XIXe siècle, en raison de barrages de moulins à scie sur de nombreux tributaires de la rivière, le saumon ne pouvait plus atteindre les frayères. Yolande mentionne des lois qui ont obligé les propriétaires fonciers de ces obstacles à y aménager des passes migratoires, ce qui a permis la réapparition de saumons dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

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Rêveurs et stratèges : les 'restaurateurs' de saumons de l'Atlantique de la rivière Saint-François plongent les alevins du lit d'un camion dans des filets.

Plus tard, l’industrie du bois d’œuvre, avec ses coupes à blanc et ses sous-produits polluants, et finalement les usines à papier et les projets hydroélectriques au XXe siècle ont scellé le destin du saumon dans la Saint-François. Quel dommage.

En octobre dernier, nous avons suivi les traces de Yolande, longeant la route 143. Nous avons passé la nuit à l’Horloge Cassée, un gîte touristique à Melbourne, de l’autre côté de la rivière en face de Richmond.

Tôt le lendemain matin, je me suis rendu au village à pied, un vestige du passé loyaliste dans les Cantons de l’Est. Même à cette heure matinale, des voitures circulaient dans le noir, leurs occupants en route pour Montréal ou Drummondville. Combien d’entre eux savaient qu’ils longeaient la rive d’une ancienne et majestueuse rivière à saumon?

Ce tronçon de route n’a pas de trottoir ou d’accotement et j’ai dû à plusieurs reprises sauter dans le fossé pour ma sécurité. La route traverse un vieux pont de métal qui surplombe la rivière Saint-François et j’ai remonté la rivière vers le nord. Un des documents mentionnait que la famille Molson avait construit un petit camp de pêche au saumon sur la Saint-François dans les années 1850. Apparemment le bâtiment est encore là et abrite un commerce qui loue des kayaks pendant l’été.

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Rêveurs et stratèges: Frustrés par la paperasserie et le manque d'action, un groupe de "restaurateurs" de saumons de l'Atlantique de la rivière Saint-François ont relâché quelques milliers de tacons dans la rivière à Drummondville.

Le commerce de location de kayaks se trouvait dans une ancienne gare. Une vieille route de gravier menait à la rivière. C’était réellement un emplacement idéal pour un camp de pêche au saumon, mais rien n’indiquait que le bâtiment avait jadis servi de camp de pêche. Sur le chemin du retour, je me suis arrêté sur le pont et j’ai contemplé les eaux sombres de la rivière. Est-ce que de grands saumons se rassemblaient là? Ce n’était que la lumière matinale qui me jouait des tours, mais tous les endroits me donnaient l’impression que connaissent bien les pêcheurs, celle qu’il s’agissait d’une rivière à potentiel salmonicole.

De retour à l’Horloge Cassée, Serge Allard et Charles Cusson, directeur des programmes au Québec, sirotaient un café. Mon lien quelque peu spirituel avec l’histoire de la région a été mis de côté. Serge avait hâte de me montrer plus de preuves concrètes du passé de la rivière. Notre premier arrêt a été la rivière Salmon, l’un des 13 principaux tributaires de la Saint-François.

« Cet endroit aurait été une aire de frai importante », a-t-il affirmé. Et la rivière ressemblait énormément à un autre tributaire de la Salmon, la Cains. Deux autres tributaires importants de la Saint-François portent le même nom – saumon – s’agirait-il d’une coïncidence? Le fait que trois rivières du coin portent le nom du poisson Roi est difficile à ignorer.

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Les alevins se reposent sur un lit de gravier en attendant de devenir suffisamment grands pour descendre dans l'océan.

Le long de son parcours sinueux de 264 km (165 milles) qui mène au fleuve Saint-Laurent, le cours principal de la Saint-François est alimenté par des centaines de ruisseaux secondaires et plus de 130 lacs. La rivière descend de 60 mètres (200 pieds) en traversant les pentes boisées des Appalaches. Serge arrête à plusieurs autres endroits où se situaient jadis des camps de pêche. La Saint-François commence à ne pas sembler être à sa place. Même s’il s’agit d’une rivière intérieure, sa taille et sa puissance lui donnent l’allure d’une rivière côtière.

Maintenant que Yolande a rétabli la crédibilité de Percy Nobbs, nous pouvons accorder plus d’attention à ses observations. « Pour ce qui est de la taille des poissons, la Saint-François était une rivière à gros poissons, le poids moyen atteignant 20 livres. Elle pourrait le devenir de nouveau », a-t-il indiqué dans la Publication no
10. En tant que grande rivière abritant de gros saumons, la Saint-François serait comparable à la Restigouche, mais serait avantagée par rapport à cette rivière majestueuse en ce sens qu’elle se situe assez près de Montréal de sorte qu’on pourrait s’y rendre pour la journée, voire l’après-midi. »

Essentiellement, c’était là l’objectif de la Société Saumon Saint-François. Serge Allard a mentionné qu’on pouvait encore y apercevoir du saumon dans les années 1940. Si c’était le cas, qu’est-il arrivé pour transformer ce plan en rêve chimérique, comme l’a qualifié le Dr Legendre? Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour le découvrir. Notre prochain arrêt était le deuxième barrage sur le cours supérieur, dans la banlieue de Drummondville. La structure massive, avec son immense mur de béton, avait sonné le glas du saumon de la Saint-François.

Une autre structure massive obstruait la rivière en aval. Percy Nobbs avait conçu et fourni des plans pour une passe migratoire à cet endroit, mais à un certain point, la perte de saumons de la rivière avait cessé de constituer une priorité. Et maintenant, comble du malheur, Serge Allard ne pouvait plus retrouver le panneau qui expliquait ce que la rivière avait représenté pour la région.

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L'automne commence à prendre place sur les rives de la Rivière Saint-François.

D’après les documents historiques, c’est juste au pied de la chute en aval du barrage qu’on avait aperçu les derniers saumons. Il y a toujours une histoire bizarre non confirmée d’un saumon aperçu après la construction des barrages. Est-il possible que les saumons soient retournés à la rivière pendant une bonne partie du XXesiècle?

Serge Allard m’a dit qu’aussi récemment que dans les années 1990, son groupe avait réussi à obtenir plusieurs milliers de saumoneaux d’une étude de laboratoire qu’ils ont déversés dans la rivière près de Sherbrooke, au Québec. C’est un peu farfelu, mais s’ils avaient réussi à frayer et que leur progéniture était retournée au stade adulte, il est possible que ces saumons aient trouvé un habitat adéquat dans la rivière Saint-Germain, un important tributaire qui se déverse dans la Saint-François en aval des barrages.

J’ai également eu la chance d’interviewer Yvan Gosselin qui a étudié la possibilité d’ensemencer la rivière en 1988. Il m’a raconté une autre histoire d’un plan d’ensemencement téméraire en 1988. À l’époque, Yvan Gosselin était biologiste, mais aussi le dirigeant d’un groupe de Drummondvillois dévoués qui se sont consacrés à rétablir les saumons dans la Saint-François. Frustrés par les obstacles dressés par diverses agences gouvernementales, Yvan Gosselin et sa bande de rêveurs se sont organisés pour mettre la main sur des reproducteurs d’une écloserie à proximité de la rivière Port-Daniel, qui par la suite ont été transportés jusqu’à Drummondville pour être introduits dans des bassins expérimentaux avec la collaboration de Gilles Soucy, un entrepreneur local. Ils ont induit le frai de ces poissons et obtenu plusieurs milliers d’alevins. Puis, devant les caméras et les médias locaux, ainsi qu’un groupe de Drummondvillois curieux, ils ont relâché des tacons juste en aval du barrage de la chute Lord.
« Je poursuivais un rêve, et pas seulement moi, a ajouté Yvan Gosselin. Nous possédions une certaine énergie, à l’époque, alimentions une flamme, qui ne s’est pas encore éteinte à ce jour. »

Serge Allard et Yvan Gosselin espéraient que quelques poissons pourraient remonter jusqu’à la chute. Les rêves peuvent être contagieux, et il me semblait que je rêvais tout éveillé. Je me rapprochais de la rive, espérant presque voir des saumons bondir. Du coin de l’œil, j’ai remarqué quelque chose. Non, pas un saumon, mais quelque chose qui ressemblait à … oui, un panneau! Il s’agissait d’une plaque historique partiellement dissimulée par des arbres et des arbustes. Ce n’était pas un rêve.

Serge Allard m’a rejoint, heureux d’avoir trouvé ce panneau, mais notre bonheur a été éphémère. La plaque avait été érigée en hommage à la construction de deux barrages. On pouvait y lire, en partie, « Tout au long de ce siècle, la rivière a énormément contribué à l’économie de Drummondville. »

Presque au bas de cette inscription, et presque comme une réflexion après-coup, l’historien qui a préparé le texte a ajouté : « Toutefois, au même moment, la rivière a perdu l’un de ses principaux joyaux, le grand nombre de saumons qu’elle abritait a rapidement diminué et a vite complètement disparu. » Ces dernières lignes avaient été inscrites en gros caractères et en gras, comme si le graphiste et l’historien avaient conspiré pour attirer l’attention sur cette perte. Est-il possible que l’auteur fût Yolande ou Serge Allard? Lorsque je lui ai posé la question, il n’a fait que sourire.

En partant, j’ai pensé qu’on pourrait ériger une autre plaque, une plaque avec une photo d’un saumon bondissant. On pourrait y lire : « On ne se rend pas compte de l’importance des choses qu’après les avoir perdues. » Demandez-le simplement à Serge Allard et aux autres membres de la SSSF. Pour eux, la montaison de saumons disparue laisse un vide dans leur cœur, un vide que nul ne saurait combler.

Mais cela ne les empêchera pas d’essayer.