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Depuis des années, rien ne semble freiner la chute du saumon de l’Atlantique en Amérique du Nord. Pour l’instant, le Québec s’en tire mieux que ses voisins. Mais l’étau se resserre. Partout, le temps semble jouer contre le saumon. Portrait d’un roi des poissons en sursis.
En Amérique du Nord, l’histoire du saumon de l’Atlantique ressemble à celle d’un paradis perdu. Ou à des mensonges de pêcheurs. Durant les années 1600, le gouverneur de l’Acadie se plaint que l’abondance de saumons nuit à la navigation! Dans la rivière Kennebecasis, un affluent du fleuve Saint-Jean, on raconte que les saumons sont si nombreux qu’il est possible de traverser le cours d’eau en… marchant sur les poissons. Sans se mouiller! 1
Vers 1750, à l’embouchure de la rivière Miramichi, au Nouveau-Brunswick, des soldats se plaignent qu’ils n’arrivent pas à dormir tellement il y a de saumons qui bondissent hors de l’eau!2 Dans la région du lac Champlain, les fermiers remplissent «des charrettes entières» de saumons, après les avoir capturés avec des fourches. On chuchote qu’ils s’en servent comme engrais pour fertiliser les champs! 3
Au Québec, vers 1680, l’explorateur Louis Jolliet et un associé auraient capturé 5000 saumons, en l’espace d’un été, dans des rivières d’Anticosti et de la Côte-Nord. 4 On trouve alors du saumon dans quasiment toutes les rivières qui se jettent dans le Saint-Laurent. Les autochtones en pêchent avec des harpons, dans la rivière Saint-Charles, près de Québec.
Le roi des poissons est prodigieux. Il peut bondir à une hauteur de 15 pieds [4,5 mètres]. Son abondance paraît sans limites. Sur l’île d’Anticosti, vers 1900, on dit qu’un vieux guide a pris l’habitude d’ancrer un canot durant la nuit, à l’embouchure de la rivière Chaloupe. À l’aube, il vient y ramasser les saumons qui ont sauté dedans! Son record? Six en une nuit! 5
À moitié plein ou à moitié vide?
Aujourd’hui, le royaume du saumon s’est rétréci comme une peau de chagrin. Depuis 1971, le nombre de grands saumons* qui remontent les rivières de l’Amérique du Nord a diminué de plus de 80%. Aux États-Unis, l’espèce est quasiment disparue, malgré des millions engloutis dans sa réintroduction.6 En baisse de 98 % par rapport aux années 1800. 7
Au Nouveau-Brunswick, dans la région du fleuve Saint-Jean, où l’on se vantait de marcher sur le dos des poissons, le saumon est classé comme une espèce menacée. Et que dire de la Miramichi, jadis la rivière la plus poissonneuse du continent? En 1971, plus de 100 000 saumons venaient y frayer, chaque année. En 2019, ils n’étaient plus que 15 000… 8
Le Québec s’en tire mieux, même si la situation demeure préoccupante. Un exemple de verre à moitié plein ou à moitié vide. Ici, la situation semble à peu près stabilisée. Reste qu’en 2020, sur les 38 rivières qui ont fait l’objet d’un décompte minutieux des montaisons, 25 n’ont pas atteint le seuil de renouvellement optimal de l’espèce. 9
Chaque rivière est unique. Une mauvaise année n’a rien de fatal. Pas plus qu’une année exceptionnelle ne garantit le futur. Il n’empêche. Certaines dégringolades laissent songeur. En 1990, 3103 saumons avaient remonté la rivière de la Trinité, l’une des perles de la Côte-Nord. En 2018, le nombre a chuté à 265. 10
Même sur l’île d’Anticosti, le saumon vacille. De l’an 2000 à 2019, les pêcheurs y ont récolté une moyenne annuelle de 641 saumons, incluant les remis à l’eau. Durant les années 80, la moyenne tournait autour de 1200. Deux fois plus. 11
Finie l’époque où le principal danger qui guettait le pêcheur sur l’île, c’était… d’attraper mal au bras à force de pêcher de gros poissons. En 1924, un touriste a même pris 131 saumons dans la rivière à la Loutre, d’un poids moyen de 10 livres. 12
La vie du saumon de l’Atlantique constitue une affaire compliquée. L’aventurier voit le jour en eau douce, avant de partir en mer. Au bout de quelques années, il revient dans sa rivière natale pour se reproduire. À chaque étape, la sélection se révèle impitoyable. Au mieux, il faut 500 œufs pour produire un saumon adulte. Au pire, il en faut 25 000. 13
«Aujourd’hui, il semble qu’il y ait plus de mortalités en mer, précise Myriam Bergeron, directrice générale de la Fédération québécoise pour le saumon atlantique (FQSA). 14 Au début des années 80, on calculait que 2 à 4% des saumons revenaient en rivière. Aujourd’hui, la proportion aurait diminué de moitié.»
Les changements climatiques pourraient jouer un rôle. La fonte des glaces perturbe la chaîne alimentaire. Souvent, le saumon parcourt de plus grandes distances pour se nourrir. Il dépense plus d’énergie. Ça tombe mal, puisque la qualité énergétique du capelan, sa proie favorite, serait à la baisse. 15
Certains prédateurs sont devenus plus nombreux. Dans le golfe du Saint-Laurent, le nombre de phoques a explosé. À l’entrée de la baie de Gaspé, on trouve parfois 10 phoques pour un saumoneau qui vient de quitter sa rivière! Au sud, à l’embouchure de la rivière Miramichi, le nombre de bars rayés a été multiplié par 20. 16 Le taux de survie des saumoneaux en mer y est passé de 68 % à 28 %. 17
À la blague, un biologiste a comparé le sort d’un saumoneau dans l’estuaire de la Miramichi à celui de l’inconscient qui se jette d’un immeuble de 120 étages, en toute confiance. Rendu à la hauteur du 50e étage, on peut encore l’entendre s’écrier : «Pour l’instant, tout va bien!»
Le Québec joue de chance
«Au Québec, le saumon profite d’une gestion serrée des rivières, soutient Charles Cusson, directeur des programmes au Québec de la Fédération du saumon atlantique (FSA). 18 Mais il joue aussi de chance. Les rivières sont situées plus au nord que celles du Maine, par exemple. En moyenne, le réchauffement des eaux est moins important. De plus, elles sont souvent éloignées des activités humaines.»
Pendant longtemps, les pêcheurs et les biologistes ont soupçonné la pêche en haute mer d’être responsable du déclin du saumon. Certaines années, plus de 25 000 saumons étaient pêchés dans le golfe du Saint-Laurent! Mais la pêche commerciale dans les eaux canadiennes a pris fin en l’an 2000. Sans produire les effets escomptés…
Aujourd’hui, on mise beaucoup sur la diminution de la pêche au large du Groenland, où les saumons adultes se rassemblent pour se nourrir. En juin 2019, un accord est intervenu pour y réduire la pêche autochtone. En théorie, cela devrait ajouter plusieurs milliers de saumons par année dans les rivières du Québec. 19
«Les effets de l’entente ne seront pas immédiats, prévient Charles Cusson. Les pêcheurs du Groenland sont éparpillés sur le territoire. Un an plus tard, des gens n’étaient pas encore au courant de l’entente! Ils ne savaient pas qu’ils recevraient un dédommagement pour prélever des espèces plus payantes. À cause des difficultés de conservation, les saumons servaient parfois à nourrir les chiens!»
Au passage, M. Cusson se félicite que le Québec n’abrite pas d’élevage de saumons en mer, comme dans les provinces maritimes. Une importante source de maladies. Sans parler des mélanges néfastes entre les saumons sauvages et les saumons qui s’échappent des élevages. À Terre-Neuve, on signale ce genre de croisements dans 17 des 18 rivières du sud de l’île. 20
Le problème est réel. En Écosse, le 20 août 2020, lors d’une tempête, 48 834 saumons se sont échappés d’un élevage… 21 Trois fois et demie ce que les pêcheurs ont capturé durant toute l’année 2020, au Québec! 22
Docteur, est-il trop tard?
Périodiquement, le gouvernement fédéral jongle avec l’idée de placer le saumon du Québec sur la liste des espèces menacées. Un geste qui pourrait sonner le glas de la pêche sportive telle qu’on la connaît. Myriam Bergeron, de la Fédération québécoise pour le saumon atlantique, en parle comme d’une «fausse bonne idée», qui risque de démobiliser les défenseurs du saumon.
«Les pêcheurs, ce ne sont pas seulement des gens qui capturent des poissons, avance Mme Bergeron. Ce sont des yeux qui observent la rivière. Des alliés pour les biologistes. La pêche, c’est aussi une activité qui engendre d’importantes retombées économiques, qui servent à l’aménagement des rivières et à la protection de l’espèce.»
Sans compter qu’en 2020, au Québec, 69 % des prises ont été remises à l’eau. 23
Docteur, est-il trop tard? Malgré tout, les pêcheurs gardent le moral, comme le démontre cet échantillon d’humour, pêché en Irlande.
«Il était une fois un touriste venu de la ville qui capture un petit saumon, après des jours de pêche. Monsieur est ravi, mais il ne peut s’empêcher de songer au coût de son voyage.
— Ce saumon a dû me coûter 800$ la livre! s’exclame-t-il.
Un autre pêcheur lui souffle à l’oreille.
— À ce prix-là, tu es chanceux de ne pas en avoir pris deux!»
* Les «grands saumons» sont ceux qui ont passé plus d’un hiver en mer. Les petits saumons (madeleineaux) remontent les rivières pour frayer après seulement un hiver en mer.
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LA JACQUES-CARTIER, RIVIÈRE BAROMÈTRE
Dans le film Partie de pêche au Yémen 24, un cheikh fait le pari insensé de créer une rivière à saumon en plein désert. Le cheikh est un idéaliste, un amoureux de l’Écosse verdoyante. Il veut réaliser l’impossible. Quitte à défier le climat, la science et même les complots terroristes.
Mais qui parle de cinéma? À la fin des années 70, lorsqu’une poignée d’idéalistes entreprennent de restaurer le saumon dans la rivière Jacques-Cartier, à l’ouest de Québec, l’idée semble insensée. Le saumon est disparu depuis… 1913. Il devra défier trois barrages et franchir une gorge rendue infranchissable par une série de dynamitages.
Contre toute attente, le pari fou va réussir. En 1983, les saumons sont de retour! Au début des années 90, la pêche recommence. Dès 1991, on dénombre 1190 saumons. Des optimistes rêvent d’en voir 7000. Comme à la grande époque. On remonte les poissons en camion jusqu’aux frayères situées dans le parc de la Jacques-Cartier. Une balade de 150 kilomètres! 25
Hélas, la cruelle réalité finit par rattraper le projet. La gestion des barrages entre parfois en conflit avec le saumon. Le réaménagement de frayères se révèle quasiment impossible dans le bas de la rivière. Les ensemencements sont parfois irréguliers. Les étés chauds ont un impact sur la température de l’eau. Le nombre de saumons décline.
En 2002, la Jacques-Cartier n’accueille plus que 190 géniteurs. En 2004, la pêche est interdite. Soudain, les difficultés de la rivière résument toute la fragilité du saumon. Comme un baromètre.
«Long à reconstruire»
Aujourd’hui encore, la restauration de la Jacques-Cartier suscite des réactions contrastées. Côté pile, elle constitue un succès indéniable. L’exemple rarissime d’une rivière dans laquelle le saumon est revenu. Un véritable laboratoire pour la recherche scientifique. Sans oublier les milliers d’enfants qui sont venus s’y familiariser avec le saumon.
Côté face, la restauration n’a pas rempli toutes ses promesses. Pour l’instant, rien ne permet d’envisager la réouverture de la pêche. Depuis 10 ans, le nombre moyen de saumons qui remontent la rivière atteint 423. 26 En 2018, il est descendu à 278.
«Avec le temps, la façon de voir les choses s’est modifiée, analyse Claude Sauvé, administrateur de la Corporation du bassin de la Jacques-Cartier. 27 La mission a changé. Au début, l’objectif principal était de réintroduire la pêche. Aujourd’hui, on se trouve plus dans la conservation.»
«Avec le temps, le saumon est devenu un ambassadeur de la qualité de l’eau, convient M. Sauvé, qui est associé au projet depuis les années 80. Même le paysage a changé. Dans le bas de la rivière, la pression du développement est devenue énorme. Un phénomène qui n’existait pas, il y a 40 ans.»
«Une rivière à saumon, ce n’est pas long à détruire, conclut-il. C’est beaucoup plus long à reconstruire.»
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NOTES
(1) «Le saumon de l’Atlantique dans l’histoire de l’Amérique du Nord», ministère des Pêches et des Océans, Ottawa 1986.
(2) History of the Miramichi River, Miramichi Salmon Association, 2021.
(3) WATSON W. C. The Salmon of Lake Champlain and Tributaries. United States Commission for Fish and fisheries. part III. ‘’port of the Commissioner for 1873-4 and 1874-5, pp. 531-540.
(4) Charlie McCormick, Anticosti, Les Éditions JCL, Chicoutimi, 1982.
(5) «2020 State of Wild Atlantic Salmon Repor»t, Atlantic Salmon Federation, Maine.
(6) The Last Presidential Salmon, The New Yorker, 7 août 2019.
(7) Atlantic Salmon in Maine, National Research Council, The National Academies Press, 2004.
(8) Miramichi River now Ground Zero for Research into Declining Salmon Population, The Canadian Press, 6 octobre 2017.
(9) «Bilan de l’exploitation du saumon au Québec en 2020», ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, gouvernement du Québec, 18 février 2021.
(10) «Suivi des populations témoins de saumon atlantique au Québec», ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 20 décembre 2019.
(11) «Bilan de l’exploitation du saumon au Québec en 2020», ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, gouvernement du Québec, 18 février 2021.
(12) Charlie McCormick, Anticosti, Les Éditions JCL, Chicoutimi, 1982.
(13) «Doit-on inscrire le saumon du Québec sur la liste des espèces en péril?» Fédération québécoise pour le saumon atlantique, mai 2013.
(14) Entrevue réalisée le 30 avril 2021.
(15) Ici Radio-Canada Télé, La semaine verte, 3 octobre 2020.
(16) «Predators Cause Salmon Populations in Miramichi River to Hit Record Low», cbc.ca, 23 janvier 2020.
(17) Atlantic salmon (Salmo salar) smolt and early post-smolt migration (…) in the Gulf of St. Lawrence, northwest Atlantic, International Council for the Exploration of the Sea (ICES), Journal of Marine Science, 2018.
(18) Entrevue réalisée le 3 mai 2021.
(19) «Deux accords internationaux pour protéger le saumon atlantique», Radio Canada international, 1er juin 2018.
(20) «Saumon sauvage de l’Atlantique dans l’est du Canada», Rapport du Comité permanent des pêches et des océans, Chambres des communes, janvier 2017.
(21) «Storm Ellen: Argyll Fish Farm with 550,000 Salmon Breaks Free», BBC News, 21 août 2020.
(22) Règlement de la pêche sportive au Québec, 2021.
(23) «Saumon : un bilan encourageant», ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 27 avril 2021.
(24) Titre original Salmon Fishing in the Yemen (2012), tiré du roman de Paul Torday.
(25) «Saumons à roulettes pour quelques kw de plus», Le Devoir, 28 novembre 2003.
(26) Corporation du bassin de la Jacques Cartier, 2021. www.cbjc.org
(27) Entrevue réalisée le 3 mai 2020.